Une unité mobile a été installée pour permettre aux ambulances de repartir plus vite. « Un cautère sur une jambe de bois », pour le syndicat FO. Un article de Nicolas BERROD, envoyé spécial à Strasbourg, avec l’aimable autorisation du journal Le Parisien.
(Source : Le Parisien, 16 février 2024)
Une sonnerie retentit. L’une des deux ambulancières, masque sur le visage, se rend au chevet du vieil homme allongé pour vérifier son état. Huit patients comme lui peuvent être accueillis dans cette unité mobile temporaire, installée depuis les vacances de Noël sur le parking des urgences des hôpitaux universitaires de Strasbourg (HUS).
Ce grand préfabriqué tout blanc est censé permettre aux ambulances et aux camions de pompiers de repartir plus vite à vide et de ne pas patienter de longues heures, même si le bâtiment est surchargé. Il symbolise la crise des urgences, et plus largement celle de l’hôpital qui s’accentue année après année et peut conduire à des drames. « Il y a des pertes de chance indéniables pour certains patients », avance Sébastien Harscoat, médecin aux urgences de Strasbourg (BasRhin).
En septembre 2022, un octogénaire y était décédé après avoir passé plus de vingt heures sur un brancard. La famille avait porté plainte, l’instruction est toujours en cours et l’épouse du défunt devrait être bientôt auditionnée. Le syndicat Force ouvrière (FO) aux hôpitaux universitaires de Strasbourg dit avoir constitué « une pile » de dossiers sur des « événements indésirables graves associés aux soins (EIGS) », le terme utilisé dans le jargon médico-administratif.
« C’est un pis-aller », reconnaît le chef de pôle
Les urgences des hôpitaux universitaires de Strasbourg sont réparties sur deux pôles : le Nouvel Hôpital civil, et Hautepierre. Plus de 200 patients y passent chaque jour. En un mois et demi, un millier de malades ont été accueillis dans l’unité mobile d’accueil, située au NHC. Ils y ont passé près de trois heures en moyenne, avant d’être accueillis dans le bâtiment « en dur ».
« C’est un cautère sur une jambe de bois, ça ne règle rien ! » assène Christian Prud’homme, infirmier de profession et secrétaire du syndicat Force ouvrière aux HUS. « C’est un pis-aller », reconnaît lui-même le professeur Fehrat Meziani, chef du pôle urgences, Samu et médecine intensive et réanimation, dans son bureau lumineux situé au premier étage de ce grand bâtiment inauguré en mars 2008. Censée être initialement temporaire, cette unité restera désormais en place… pour une durée indéterminée, reconnaît l’établissement.
Le chef des urgences, le professeur Pascal Bilbault, assume l’expression « triage » des patients, « au sens américain, c’est-à-dire évaluation des diagnostics ». L’intérieur du service ressemble, ce vendredi-là, à une fourmilière. Les infirmières se déplacent de patient en patient, en passant par la case ordinateur où défilent les dossiers médicaux. Les box sont tous occupés, et plusieurs malades sont allongés sur des brancards en plein couloir. « C’est devenu un peu la norme, malheureusement », glisse le médecin en naviguant dans les couloirs. On y croise des personnes âgées, des jeunes, des traumatisés, d’autres qui somnolent…
De l’avis de tous les soignants, « la situation est de pire en pire », résume Sébastien Harscoat. La blouse blanche avait filmé les lieux en caméra discrète et témoigné, il y a près d’un an, dans l’émission « Complément d’enquête » sur France 2. Ce coup d’éclat lui avait valu une convocation de la direction, mais il n’a pas été sanctionné. « On ne répond plus à notre mission d’hôpital public »
« Il y a plusieurs années, rester vingt-quatre heures sur un brancard aux urgences était exceptionnel. Là, des patients peuvent passer deux, voire trois ou quatre jours sur place », témoigne Martin (le prénom a été changé), infirmier à l’autre pôle des urgences, Hautepierre, à vingt minutes de tramway du NHC. Le soignant de 37 ans, diplômé depuis 2007, a « le sentiment de ne plus faire le cœur de [son] métier, à savoir gérer l’urgence vitale ». « On ne répond plus à notre mission d’hôpital public », se désole-t-il. Comment en est-on arrivé là ? Comme partout en France, les raisons sont multiples et portent à la fois sur l’aval et l’amont. D’abord, de plus en plus de patients viennent aux urgences, notamment s’ils ne trouvent pas de médecin généraliste. Le nombre de places dans les services hospitaliers classiques a, lui, fondu ces dernières années, conduisant des patients à rester aux urgences faute de place.
D’après Force ouvrière, 800 lits (sur 3 000 au départ) auraient été fermés en dix ans — la direction avance des chiffres un peu moins élevés, même en incluant les fermetures « provisoires ». Enfin, il faudrait que les Ehpad et d’autres établissements d’accueil puissent accueillir plus rapidement des patients en fin d’hospitalisation.
Les urgences de Strasbourg, comme toutes les autres, sont aussi confrontées à un manque de personnel. Parmi les 133 postes infirmiers ou médicaux, 16 sont actuellement vacants. « On parle de crise des urgences, mais c’est l’hôpital dans son ensemble qui est en crise ! Les urgences en sont la seule lumière allumée dans la nuit », estime le professeur Meziani, qui a demandé « qu’on interroge aussi l’organisation dans les autres services ».
Mieux rémunérer les soignants pourrait permettre de rendre l’hôpital plus attractif, alors que le turn-over s’est accéléré aux urgences ces dernières années. La direction des HUS se démène, via notamment des journées portes ouvertes comme ce samedi, pour recruter de nouvelles têtes.
Habituée à dénoncer cette situation, la branche locale de Force ouvrière a décidé de saisir la justice mi-décembre pour « non-assistance à personne en danger ». Si elle n’obtient pas de réponse d’ici à la mi-mars, soit au bout de trois mois, elle prévoit de déposer plainte avec constitution de partie civile. « Le syndicat FO considère que le danger grave pour les usagers et pour le personnel est constitué eu égard aux nombreux signalements », avance son avocat, Me Matthieu Airoldi. « Plusieurs propositions, comme la mise en place d’un bed manager pour gérer plus efficacement les lits, ont déjà été faites. Mais le levier pénal n’avait jamais été actionné » ajoute-t-il. « Une fois qu’on a dit ça, on fait quoi ? Il faut raison garder », intime pour sa part le professeur Meziani. Tout en reconnaissant faire face à un « problème majeur ». Et dont personne n’entrevoit de véritable issue à court terme.